Queer, maghrébin et musulman : une impossible équation ?

Yoann/Yiwen

4 Mars 2021


Illustration par Mala Badi

Illustration par Mala Badi

« Ça n’existe pas chez nous » est une injonction à l’invisibilité répétée en permanence jusqu’à ce qu’on finisse par y croire. Cette injonction à l’invisibilité est une injonction communautaire à l’inexistence. Nos existences disparaissent au profit de notre communauté.

 « Ça n’existe pas chez eux » est une affirmation répétée en permanence jusqu’à ce qu’on finisse par y croire. Cette affirmation essentialisante de nos communautés est une injonction sociétale au rejet de nos communautés. Nos existences sont utilisées comme armes contre notre communauté.

Dans le premier cas, nous sommes invisibilisés. Dans le second cas, nous sommes essentialisés. Dans les deux cas, nous n’existons pas. Notre existence se trouve alors réduite à la marge de ces deux affirmations : dans une apparente contradiction, dans une impossibilité d’exister au delà de nos propres corps. Car si nous existons dans la réalité de nos chairs, nous n’existons pas dans le social. L’affirmation de nos existences viendrait à contredire des certitudes devenues structurantes dans un pays où l’islamophobie d’état est justifiée à coups d’essentialisations culturalistes. 

Au milieu de ce champ de batailles, où un pays anciennement puissance coloniale continue de mener une guerre qu’il croit civilisationnelle contre les descendants de ceux qu’il n’a pas réussi à garder silencieux et soumis, nous naissons. Nous, c’est à dire les descendants et descendantes de colonisés devenus immigrés qui ne rentrons pas dans les codes hétéropatriarcaux. Et dès l’instant de notre naissance, nous devenons une bataille à part entière au sein d’une guerre qui nous dépasse. Cette guerre, elle est pour nos corps, elle est pour nos pensées, elle est pour nos vies. 

Nous n’avons alors pas la capacité d’innocemment découvrir nos sexualités et nos identités de genre tant celles-ci deviennent des objets politiques à double tranchant, utilisables contre nous et contre nos pairs. Nos corps, nos vies deviennent alors le lieu d’un choix, un choix qui nous est présenté de toutes parts comme la seule solution à ce qui s’apparente être le problème de nos existences. Et il est nécessaire de le dire, dans l’imposition de ce choix comme la seule voie viable pour nos existences, il existe bel et bien une forme de concomitance entre certains dans nos communautés et certains en dehors de celles-ci. Nos corps et nos existences queers sont l’occasion d’un bref armistice entre l’oppresseur et les oppressés dans la création d’un troisième camp dont nous relevons. 

Revenons un tant soit peu en arrière : au temps de la fabrication de cet inexorable choix et de cette pittoresque alliance. Pendant la colonisation, l’Occident, et la France au premier rang de celui-ci, a bouleversé fondamentalement les conceptions morales et philosophiques quant à la fabrique des identités de genre et de sexualité dans le monde arabo-musulman. Entêté dans son désir d’imposer sa vision civilisationnelle de la modernité sur des peuples pensés arriérés, l’Occident a fondé sa domination sur un orientalisme nourri d’ignorance sur sa vision des peuples du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

Cette modernité à l’occidentale imposait alors une conceptualisation pathologisante des expressions non-hétéronormatives de genre et de sexualité, à l’opposée d’une vision orientaliste situant les orientaux dans une forme d’arriération en ce qu’ils auraient été plus tolérants envers ces différentes expressions de genre et de sexualité. Cette hiérarchisation presque chirurgicale des identités de genre et des sexualités ne fut pas qu’imposée, mais aussi bien reprise par ceux et celles qui ont alors perçu dans cette nouvelle modernité une occasion de se donner une forme de puissance morale au milieu du marasme humain et culturel que fut la colonisation. Au milieu de ce qui fut perçu par beaucoup comme un effondrement civilisationnel, de pointer du doigt les déviants du sexe et du genre apparaissait comme une solution toute trouvée à cette supposée arriération. 

C’est ainsi que si l’on peut en majorité situer l’apparition de lois discriminantes envers les personnes queers au moment de la colonisation, nous comprenons aussi aisément en quoi ces lois furent reprises et même renforcées au lendemain des décolonisations. Ainsi, l’impact qu’aura eu cette supposée modernisation à marche forcée ira bien au-delà de la réécriture de lois : elle participera à la création d’un nouvel imaginaire culturel et politique répressif pour les personnes queers au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. 

Avançons un peu dans le temps, et situons nous maintenant au lendemain des indépendances, au moment de l’inscription dans un temps plus long de nos existences d’exilés, d’immigrés et de déracinés en France. L’infiltration de la pensée maghrébine par cette supposée idée d’une arriération due à des pratiques sexuelles et de genre déviantes est alors bien inscrite dans l’imaginaire collectif des exilés d’Afrique du Nord. Au moment de leur arrivée en France, pourtant, les représentations orientalisantes sexualisant à outrance les arabes n’ont pas cessé d’être. Cette sexualisation à outrance affectera tant les femmes maghrébines, à l’aide de l’image du harem et des femmes sensuelles le composant, que les hommes maghrébins chez qui l’on supposera une virilité exacerbée, et une sexualité qualifiée alors de sauvage.  

Au milieu de leur exploitation économique, de la misère humaine d’un exil en terre hostile qu’est celle de l’ancien colon, les immigrés d’Afrique du Nord sont en plus confrontés à cette hyper-sexualisation constante et permanente de la part des dominants. Et alors, au fur et à mesure que les luttes queers progressent en France, une division se créée entre ces luttes aveugles aux dynamiques d’hyper-sexualisation des immigrés d’Afrique du Nord et les communautés maghrébines percevant progressivement ces luttes comme des luttes menées par nos oppresseurs. Ceci étant quand les mouvements de libération sexuelle ne participent pas eux-mêmes à cette fétichisation des corps arabes. Le terreau est alors fertile pour créer une division durable entre les communautés maghrébines et les luttes queers, au détriment de ceux et celles qui naissent à l’intersection de ces deux identités. 

 Je n’ai moi-même pas résisté naturellement à cette histoire, et me suis senti pendant des années dans l’obligation de faire un choix. J’ai en partie succombé à ce mythe que pour découvrir ma sexualité, il fallait m’éloigner de la communauté dans laquelle j’étais né et j’avais grandi. Et en réalité, ce qui m’aura permis de réellement naviguer mes deux identités aura été cet élément central de nos communautés nord-africaines : la foi. À travers mon retour vers l’islam, ma relecture de celui-ci comme ne me repoussant mais m’embrassant dans ma plénitude, j’ai pu trouver les outils de ma libération en tant qu’homme gay et maghrébin. L’islam occupe une place fondamentale dans nos communautés, et malheureusement trop souvent pour nous autres personnes queers celui-ci représente un danger et une cause d’exclusion, mais je suis personnellement convaincu qu’il faut repenser notre rapport à celui-ci pour ne plus le voir comme autre chose qu’un outil de libération. Nos luttes pour notre reconnaissance ne se feront pas sur les termes occidentaux, et l’islam peut permettre en cela de nous réapproprier son histoire libératrice pour la rendre notre. Et si cela fut le cas pour moi, il appartient à chacun d’entre nous de trouver cet outil de libération nous permettant de conjuguer nos identités. 

 Quand nous naissons, nous naissons sur les épaules de cette histoire, une histoire faite de colonialisme, d’exploitation, et de différenciation. Quand nous grandissons, nous nous voyons présentés ce choix inscrit dans cette supposément inéluctable division entre nos identités. On peut être l’un, on peut être l’autre, mais on ne peut pas être l’un et l’autre. Pourtant, nous le sommes. Nous le sommes et nous le vivons. Et dans notre simple existence, dans la plus simple proclamation de notre existence comme une réalité qui elle est réellement inéluctable, nous bouleversons l’entièreté de cette histoire. En refusant ce choix, en refusant de se placer du côté de l’oppresseur qu’importe où celui-ci se situe, nous imposons alors ce qui aurait du être une évidence depuis le début : nos expressions de sexualité et de genre dans leur vaste diversité ont leur place dans la communauté maghrébine, et ceci même si nos supposés libérateurs cherchent à nous en extirper, ou que nos supposés frères cherchent à nous en exclure. 

 

 

—————————————————————————————————

Yoann/Yiwen est étudiant en Urbanisme à l’université Panthéon Sorbonne à Paris, principalement intéressé par les questions ayant trait à l’invisibilisation des mémoires nord-africaines dans l’espace public et dans le tissu urbain en France. Au-delà de ça, il autrement investi dans les questions plus largement liées aux diasporas nord-africaines en France tant dans la spécificité du racisme anti-maghrébin et l’islamophobie associée que dans les dynamiques inter et intracommunautaires.

Next
Next

Sense-Intellect, Masala Chai, and Connected Moments